9
Dans le corridor, nous croisâmes Bethesda et Diane. Ma femme croisa les bras et me lança son regard de Méduse.
— Où vas-tu ?
Diane se tenait légèrement en retrait de sa mère. Elle aussi avait croisé les bras et affectait le même air impérieux.
— Je sors, répondis-je. Le galle a peut-être du travail pour moi.
Elle dévisagea Trygonion avec une telle intensité que je m’attendais à le voir changé en pierre. Ces deux-là semblaient totalement étrangers l’un à l’autre.
— Tu ferais mieux d’emmener Belbo, se contenta-t-elle de dire avant de décroiser les bras et de s’éloigner.
« Prends Belbo ! répéta-t-elle avant de repartir.
Je comprenais maintenant sa préoccupation : elle se rappelait que Trygonion était venu ici avec Dion et que Dion avait été assassiné. Maintenant, en me voyant partir avec le galle, elle avait peur pour moi. Comme c’était touchant !
Je sortis donc avec le galle et Belbo. L’éclatant soleil de l’après-midi inondait la rue. À l’abri dans ma bibliothèque, la chaleur de ce début de printemps semblait agréable. Mais, dehors, le soleil avait chauffé les pavés et l’air était brûlant. Trygonion ouvrit une minuscule ombrelle jaune qu’il dissimulait jusque-là dans les plis de sa toge.
— J’aurais dû prendre mon grand chapeau, remarquai – je, en observant le ciel sans nuages.
— La promenade sera de courte durée, dit le galle. C’est à droite, à un ou deux pâtés de maisons d’ici.
Nous remontâmes la rue et dépassâmes l’immeuble où habitait Marcus Caelius. Malgré la chaleur, tous les volets de l’étage supérieur étaient fermés. Dormait-il encore à cette heure ?
L’immeuble appartenait à l’agitateur Publius Clodius et moi j’allais voir sa sœur. Décidément, Rome est une bien petite ville. Et plus les années passent, plus elle rapetisse. Les Clodii étaient de lointains cousins de mon vieux protecteur Lucius Claudius, pourtant nos routes ne s’étaient jamais croisées. Je ne m’en étais pas plaint. D’après leur réputation, Clodia et Clodius étaient le type même d’individus qu’il valait mieux simplement éviter.
Un obscur citoyen déplorant le vol de l’argenterie familiale, une vieille connaissance menacée par des lettres anonymes, une jeune femme injustement accusée d’adultère par sa belle-mère vindicative… Voilà le genre de personnes que je pouvais aider. Mais les hommes qui jonglaient avec le pouvoir, contrôlaient de vastes réseaux d’agents secrets, ou envoyaient des gros bras abattre leurs adversaires, c’est-à-dire tous les Pompées et les Ptolémées de ce monde, je préférais ne pas les offenser… même si cela signifiait refuser d’aider un ami ou tourner le dos à Dion d’Alexandrie.
Et pourtant je suivais maintenant un homme portant une ombrelle jaune dans les rues ensoleillées du Palatin, un petit prêtre de Cybèle qui m’emmenait chez Clodia, pour discuter d’affaires en relation avec le meurtre de Dion.
La maison de Clodia était située au fond d’une petite impasse tranquille. Comme la plupart des maisons appartenant à des familles patriciennes, sa façade côté rue paraissait vieille, voire quelconque. Le mur aveugle était d’un jaune délavé. Une mosaïque rouge et noir pavait le seuil. Des cyprès jumeaux encadraient la porte en chêne rustique. Leur cime atteignait des hauteurs vertigineuses.
Un jeune esclave robuste vint répondre à la porte. Il avait une barbe noire taillée avec soin et des sourcils broussailleux plantés au-dessus d’yeux bruns, expressifs.
Il ne fit qu’entrouvrir le battant et sourit d’un air affecté en voyant Trygonion.
— Elle est sortie, dit-il.
— Sortie ? s’étonna le galle. Mais je viens à peine de la quitter pour aller chercher cet homme.
Le portier haussa les épaules.
— Tu la connais.
— Mais elle savait que je revenais tout de suite, dit Trygonion d’une voix irritée. Où est-elle allée ?
— Du côté du fleuve.
— Quoi, au marché ?
L’esclave plissa les yeux.
— Évidemment que non. Tu sais bien qu’elle ne descend plus dans les lieux publics. Elle a trop peur que des hommes de Milon se mettent à entonner une des chansons qu’ils ont composées sur elle. Elle prétend s’en moquer, mais tu sais qu’elle déteste ça. Elle est allée à sa maison sur le Tibre. C’est le seul endroit où elle voulait être par une journée aussi belle.
Le rictus au coin de sa bouche se transforma soudain en sourire. J’avais aperçu une main se glisser dans l’intervalle de la porte et remonter le long du dos de l’esclave. Je ne voyais plus que le poignet qui se mouvait comme un serpent. Le jeune portier tressaillit comme si on le chatouillait.
— Elle aurait dû m’emmener, soupira-t-il, mais j’ai de quoi faire ici.
— A-t-elle laissé un mot pour moi ? demanda Trygonion exaspéré.
J’entendis le rire d’une femme derrière la porte, puis un visage souriant apparut. Elle pressa sa joue contre celle de l’esclave.
— Ne t’inquiète pas, elle ne t’oublie pas, roucoula la femme.
Sa voix avait un accent distingué. Sa chevelure châtain était relevée de manière extravagante ; quelques mèches s’échappaient de l’entrelacs d’épingles et de peignes. Un habile maquillage avait adouci la ligne de ses yeux et de sa bouche, mais, de toute évidence, elle n’était plus de la toute première jeunesse.
— Barnabas te taquine ! N’est-ce pas, Barnabas ? Méchant garçon !
Par jeu, elle mordit l’oreille de l’esclave. Celui-ci rit brusquement et se dégagea d’un coup de reins, en libérant son oreille des dents éclatantes de la femme et ses fesses de l’étreinte de ses mains.
— Allez, file ! dit-elle en claquant des doigts avant d’ajouter d’une grosse voix : Je m’occuperai de toi plus tard.
Le portier rentra.
— C’est un nom hébreux, Barnabas, vous savez, dit-elle en se retournant vers nous. Clodia dit que cela signifie « réconfort ». Elle doit en savoir quelque chose !
La femme rit et je sentis l’odeur de son haleine avinée.
— Qu’a dit Clodia pour moi ? demanda le galle.
— Elle a simplement dit qu’elle ne pouvait demeurer enfermée un seul instant de plus et qu’elle mourait d’envie de descendre à sa maison sur le fleuve pour plusieurs jours. Elle a demandé à Chrysis d’appeler ses porteurs et de prendre quelques affaires. Et ils sont partis dans un nuage de poussière. Elle voulait que je vienne aussi, mais je lui ai dit que j’étais beaucoup trop abattue et que j’avais besoin de réconfort.
Elle partit d’un grand rire, en exhibant de parfaites dents blanches.
— Et comme je restais, elle m’a priée de te délivrer un message si tu revenais. Je devais te dire que toi et ton… tes amis, ou qui que ce soit, pouviez descendre au fleuve et l’y retrouver. Est-ce assez clair ?
— Tout à fait clair. Merci, répondit sèchement Trygonion.
Il tourna les talons et s’en alla à grandes enjambées.
— Coupez-leur les couilles et ils deviennent insupportables, murmura la femme entre ses dents.
Elle haussa les épaules et claqua la porte.
— Quelle engeance ! dit Trygonion alors que Belbo et moi le rattrapions.
— Qui est-elle ? m’enquis-je.
— Juste une voisine. Une moins que rien.
Tandis que nous dévalions le flanc ouest du Palatin, puis traversions le marché aux bestiaux et le pont avant de remonter la rive ouest du Tibre, j’envisageai plusieurs fois de dire à Trygonion que j’avais changé d’avis et que je voulais rentrer. Qu’étais-je en train de faire, après tout ? Je répondais à la convocation d’une femme que j’avais évitée jusqu’à présent pour discuter d’un sujet que j’avais délibérément écarté ! C’était la faute de Cybèle, pensai-je, en suivant son prêtre avec sa petite ombrelle dressée.
Posséder un espace vert sur les rives du Tibre est un signe de richesse et de bon goût. Ces domaines – que leurs propriétaires appellent horti[35] – sont intermédiaires entre les parcs et les jardins. Généralement on y trouve une construction – parfois rien de plus qu’une maison très rustique avec à peine de quoi abriter le propriétaire, le gardien du lieu et quelques invités, mais il peut aussi s’agir d’un ensemble de bâtiments. Dans ces propriétés, les herbes folles et les bois alternent avec les roseraies, les bassins pour les poissons, les fontaines et les allées pavées ornées de statues.
Les horti de Clodia étaient exceptionnellement proches de la ville. Il y a cent ans, la propriété devait se trouver en pleine campagne, mais depuis la cité s’était étendue. Elle appartenait probablement à sa famille depuis des générations.
Par une journée aussi chaude, sans le moindre souffle de vent, on avait l’impression qu’en ce lieu le temps s’était arrêté. On y accédait par une longue allée étroite bordée d’arbustes buissonnants qui se croisaient au-dessus de nos têtes. Ce tunnel végétal débouchait sur une grande prairie, toujours bien tondue par des chèvres, qui bêlèrent à notre approche. Face à la prairie et perpendiculaire à la rivière – qu’une rangée d’arbres denses nous cachait presque totalement – se dressait une longue maison étroite avec un toit de tuiles rouges et un portique courant sur toute la façade. La grande prairie était aussi privée et confidentielle qu’un jardin clôturé, car, de tous les côtés, la vue était barrée par de hauts cyprès et des ifs majestueux.
— Elle n’est probablement pas dans la maison, mais nous pouvons quand même jeter un coup d’œil, dit Trygonion.
Nous traversâmes la prairie et avançâmes à l’ombre du portique. Trygonion frappa à la porte la plus proche, puis la poussa. Il s’avança sur le seuil en nous faisant signe. Chaque pièce de la longue bâtisse communiquait avec la suivante, et chacune avait sa propre porte donnant sur le portique. Ainsi on pouvait parcourir toute la maison, soit en suivant le portique, soit en passant d’une pièce à l’autre.
Il m’apparut que la maison était vide. On se croyait dans une demeure abandonnée tout l’hiver et qui n’avait pas encore retrouvé la vie. À l’intérieur, il faisait plutôt frais. Les murs et les quelques meubles exhalaient une légère odeur d’humidité, et une fine couche de poussière les recouvrait.
Nous suivîmes lentement Trygonion d’une pièce à l’autre. Le galle appelait Clodia par son nom. Dans certaines pièces, des draps recouvraient le mobilier. Dans d’autres, ils avaient été enlevés – depuis peu, car ils gisaient négligemment sur le sol. Ayant acquis une maison meublée sur le Palatin, j’ai appris quelques petites choses en matière d’ameublement. Les meubles que je voyais ici étaient de ceux qui atteignent des prix stupéfiants aux enchères aujourd’hui, surtout chez les nouveaux riches de notre empire en expansion qui ne possèdent pas de tels trésors dans leurs familles obscures : des canapés sauvés des flammes de Carthage – dont les coussins somptueux étaient si fanés que l’on pouvait à peine distinguer leurs motifs exotiques –, des armoires et des coffres dorés avec des charnières de fer que l’on ne fabrique plus depuis longtemps, de vieilles chaises pliantes sur lesquelles les Scipions[36] ou les Gracques[37] auraient pu s’asseoir.
Dans toutes les pièces, on voyait aussi des peintures. Pas les tableaux prétentieux à la mode comme on en découvre chez les riches de nos jours, mais des portraits et des scènes historiques peints à l’encaustique sur du bois et montés dans des cadres raffinés. Le temps les avait assombris et un réseau de fines craquelures recouvrait leurs surfaces lisses. Les collectionneurs attachent beaucoup de prix à cette qualité que seules les années peuvent donner et que la main humaine est incapable d’imiter. Ici et là, de petites sculptures se dressaient sur des piédestaux : statuettes de Pan et de Silène, petit esclave s’enlevant une épine du pied, nymphe des bois agenouillée sur un rocher… Aucune ne dépassant en taille l’avant-bras d’un homme, elles étaient proportionnées aux faibles dimensions des pièces et du mobilier, et en harmonie avec l’atmosphère rustique du lieu.
Parvenus au bout de la maison sans rencontrer personne, nous ressortîmes sous le portique couvert. Trygonion regarda vers les bois de l’autre côté de la prairie.
— Non, elle n’est ni dans les cuisines, ni dans le quartier des esclaves, ni aux écuries. Elle est forcément sur la rive.
Nous retraversâmes la prairie, en direction du bosquet au bord du fleuve. Une statue de Vénus se dressait à l’ombre des arbres. Pas un petit objet décoratif comme ceux de la maison, mais un magnifique bronze de haute taille sur un piédestal de marbre. La déesse regardait l’eau. Sa physionomie affichait une expression de contentement presque béat, comme si la rivière ne coulait que pour jouer une douce musique à ses oreilles et que la cité proche sur l’autre rive n’eût été érigée que pour distraire sa vue.
— Une statue merveilleuse, chuchotai-je.
— C’est ce que tu penses ? fit Trygonion. Alors tu devrais voir celle qui se trouve chez elle en ville.
Il pivota et poursuivit sa route en fredonnant un hymne à Cybèle. À chaque pas qui le rapprochait de la rivière et d’une tente à bandes rouges et blanches plantée sur la rive, il semblait plus détendu.
Nous sortîmes du couvert des arbres et débouchâmes en plein soleil. Une douce brise agitait l’herbe. La tente se détachait dans un décor resplendissant : le vert clair de l’herbe, le vert sombre du fleuve et l’azur éblouissant du ciel. Les bandes rouges ondulaient comme des serpents dans un champ tout blanc, puis, par un curieux effet d’optique, l’illusion s’inversait et des serpents blancs se mouvaient sur un fond rouge.
J’entendis des flocs dans l’eau sans savoir d’où cela venait, car les grands arbres de chaque côté me bouchaient la vue.
— Attends ici, dit Trygonion qui pénétra sous la tente pour ressortir peu après. Entre, Gordien. Mais laisse ton garde à l’extérieur.
Une main invisible releva les pans de toile. Je m’avançai à l’intérieur.
La première chose que je remarquai fut le parfum, un parfum que je n’avais jamais senti auparavant – insaisissable, subtil, et intrigant. À l’instant même, je sus que je ne l’oublierais jamais.
La soie rouge et blanc adoucissait l’éclat du soleil et emplissait la tente d’un chaud rougeoiement. Côté rivière, la toile avait été roulée. Le spectacle ressemblait à une peinture. La lumière du soleil dansait sur l’eau verte et projetait des losanges lumineux dans la tente. De nouveau, j’entendis les bruits de l’eau. Cette fois, j’en identifiai l’origine : un groupe de jeunes hommes et de garçons, de quinze ans ou plus, qui folâtraient dans le fleuve. Certains d’entre eux portaient des bandes de tissu aux couleurs vives autour de leurs hanches, mais la plupart étaient nus. Les perles d’eau sur leur peau lisse miroitaient comme des joyaux. Mais quand ils se déplaçaient à l’ombre des arbres, la peau des nageurs se tachetait, pareille à celle de panthères.
Je m’avançai au centre de la tente, où m’attendait Trygonion, un sourire rayonnant sur les lèvres. Il tenait la main d’une femme allongée sur un haut divan recouvert de coussins assortis aux couleurs du pavillon de toile. Elle regardait l’eau et je ne pouvais voir son visage.
Quelqu’un passa soudain devant moi. Une jeune fille, presque une enfant encore, avec une longue stola verte. Sa chevelure auburn était enroulée autour de sa tête.
— Maîtresse ! dit-elle, en me regardant droit dans les yeux. Maîtresse, ton invité est ici.
— Fais-le entrer, Chrysis.
La voix était chaude, plus profonde que celle de Trygonion, mais indubitablement féminine.
— Oui, maîtresse.
L’esclave me prit la main et me conduisit devant le divan. L’odeur du parfum y était encore plus forte.
— Non, non, Chrysis, dit sa maîtresse en riant gentiment. Pas devant moi. Il me bouche la vue.
La jeune fille me tira la main comme par jeu et me fit mettre sur le côté.
— C’est mieux, Chrysis. Maintenant va t’en. Toi aussi, Trygonion. Lâche ma main, petit galle. Trouve une occupation pour Chrysis à la maison. Ou va chercher de jolies pierres sur le rivage. Mais ne laisse pas un de ces satyres attraper l’un de vous deux. Tu sais ce qui pourrait arriver.
Chrysis et Trygonion sortirent, me laissant seul avec la femme.